Autocélébration
Or donc, aujourd'hui, la Suisse se célèbre elle-même. Non telle qu'elle est, mais telle qu'elle veut se voir. Le 1er août, c'est la célébration d'une Suisse à jamais morte, à supposer qu'elle ait même jamais été vivante : la Suisse du « peuple des bergers, libre sur sa terre » (haute et féconde). Une Suisse rupestre, alpestre, agreste. Tribale. La Suisse du hornuss, de la lutte au caleçon , du cor des Alpes, de la pierre d'Unspunnen , des combats de vaches d'Herens et des commissions municipales de naturalisation des métèques.
La Suisse se rêve comme village et n'aime toujours pas ses villes, mais le pays des Suisses change sans que les Suisses l'admettent : on est passé d'un pays de petites villes au milieu d'une grande campagne (de plaine ou de montagne) à un pays de villes encerclant des campagnes en partie protégées, et pour leur partie non protégée, grignotées par les villes. Les anciens espaces ruraux sont désormais peuplés d'urbains fuyant les villes, et lorsqu'y résonnent encore le bruit des cloches du bétail ou le chant d'un coq, les nouveaux résidents portent plainte contre les derniers paysans...
« Ce que nous ne voulons pas, c'est le funeste mélange que l'on commence à voir autour de nos villes, à savoir ces villages à moitié urbanisés et ces centres à moitié villageois », écrivait Max Frisch en 1955... soixante ans plus tard, on y est, dans ces villes qui se nient comme telles et ces villages qui n'en sont plus... et c'est toujours sur le rêve d'une sorte de « ville campagnarde» que se construit un certain discours écologiste anti-urbain, rendant encore fragile la nécessaire alliance des écolos nostalgiques de la campagne d'antan et des urbains amants de la ville... La nostalgie rupestre, le stéréotype de la Suisse montagnarde, le rêve sam'suffiste, teinté d'une couche d'écologisme pour classes moyennes, ont concouru à l'étalement périurbain, bouffeur d'espace, dévoreur de terres agricoles, multiplicateur de déplacements pendulaires... et de votes à droite (pour résumer : les villes centre, peuplées de locataires se déplaçant en transports publics, votent à gauche, leurs couronnes résidentielles peuplées de propriétaires se déplaçant en bagnole votent à droite, et entre les deux prospèrent les populismes xénophobes...
Alors, braves gens qui allez ce soir faire résonner vos pétards, expédier vos fusées, allumer vos lampions : vous célébrerez ce 14 Thermidor un événement qui n'a jamais eu lieu et un pays qui n'existe plus, dans un pays qui ne veut pas se voir tel qu'il est, ni dans le semi-continent où il se trouve... Une fois par an vous avez bien le droit à ces illusions. Et ne vous désespérez pas qu'on ait cette année renoncé, dans votre commune, au feu d'artifice : le 1er août en est bien un en lui-même. Mais au lendemain de cette fête nostalgique, la réalité nous rattrapera : elle ne nous offre jamais que le choix de nous y soumettre ou de la changer.